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Elle avait attendu le tout dernier moment pour entrer discrètement dans la salle des ventes. Elle avait souhaité profiter, le plus longtemps possible, des ultimes caresses du soleil d’octobre. Dans quelques heures, un train l’éloignerait définitivement de la capitale, pour l’emmener épuiser ses vieux jours dans la petite maison de sa cousine, dans la banlieue de Nantes.
Tout était organisé depuis quelques semaines, aucun retour n’était envisageable. Elle avait vu Paris, elle y avait vécu, puis elle y avait tout perdu. La déchéance avait été très lente, ponctuée de l’espoir de « se refaire la cerise », mais demain n’est jamais rien qu’un autre jour. Toujours le même, si l’on ne change aucune de ses habitudes. Sa petite gloire des folles années trente était loin, tellement loin. Aujourd’hui, plus personne, ou presque, ne se souvenait de Lucienne Valentin, qui avait pourtant côtoyé les plus grands, de Joséphine Baker à Maurice Chevalier.
Dans les paniers d’osier de la salle des ventes, un ami antiquaire lui avait conseillé de mettre aux enchères quelques effets personnels entreposés dans le secrétaire qui avait miraculeusement échappé aux huissiers. Selon lui, ces brocantes lui rapporteraient suffisamment d’argent pour solder ses dernières dettes.
« Je peux te faire une première estimation, Lucienne, si tu le désires », lui avait-il proposé. Mais elle n’avait pas souhaité en savoir davantage, elle lui faisait entièrement confiance.
Elle avait quitté la province pour la Ville des lumières à 20 ans, sans autre bagage que sa voix de diamant et son joli minois. Depuis, sa voix s’était flétrie de tant de cigarettes et de flûtes de champagne. Si sa jeunesse s’était irrémédiablement fanée, elle n’en gardait pas moins une allure superbe et digne, malgré le stress qui l’envahissait et qu’elle avait bien du mal à cacher.
Ses mains qui se nouaient, se dénouaient tremblantes en étaient témoin. Comme lors de sa toute première apparition publique, sur la scène d’un café-concert de Montmartre, elle avait affronté cette peur qui nous submerge, lorsque, aux yeux de tous, nous craignons de ne pas être à la hauteur. Lucienne Valentin avait su amorcer avec courage sa carrière. Elle saurait désormais y mettre un terme de la même manière : dans la dignité, on reste toujours la même personne, peu importe que ce soit la lumière ou l’ombre qui nous envahisse.
Dans la salle des ventes bourdonnait une foule fiévreuse et impatiente. Une foule qui lui rappelait probablement le public qui, autrefois, se pressait pour venir l’applaudir. Ce public volage lui préférait depuis longtemps de jeunes ambitieuses qui avaient fini par éteindre sur elle les derniers projecteurs.
Tout avait filé si vite : les petits succès d’estime, les espoirs déçus et l’argent éphémère, éparpillé aux quatre vents des besoins superficiels. Elle ne regrettait rien, non, rien de rien, comme jadis Édith Piaf, qu’elle avait bien connue. Rien si ce n’est de ne jamais avoir eu d’enfants. Elle avait été mariée, une fois. Avec un vieux producteur dépassé et lui aussi sans le sou. Ça n’avait pas duré longtemps, à l’échelle d’une vie : le temps d’une valse, guère plus.
La foule, donc, se précipitait ici, à Drouot, pour acheter comme pour revendre les trésors fabuleux d’un passé qui n’est plus. Ses trésors à elle, elle les gardait dans sa tête, comme dans son cœur. Et ce n’est pas cette boîte à musique en ivoire, toute magnifique qu’elle était, ou ce stylo-plume en or qui avait porté tant de paroles de chansons restées dans l’ombre qui la feraient changer d’avis : les richesses que l’on emporte dans sa tombe ne sont jamais matérielles. Bien sûr, elles ont leur histoire. Qui pourrait effectivement penser que ce briquet laqué de Chine avait allumé tant de flammes, au bout des lèvres d’artistes en vogue comme d’hommes politiques influents?
Pourtant, les choses nous parlent si nous savons entendre. Lorsque le commissaire-priseur décrivit le tout dernier objet, un frisson glacé parcourut l’échine de Lucienne. C’était un vieux bijou, dont elle avait oublié l’existence, caché dans le tiroir de la boîte à musique. Un petit pendentif portant un ange en or et serti de pierres fines. Le cadeau d’un jeune officier qu’elle avait fréquenté, quelques semaines à peine, avant que celui-ci ne rejoigne le front pour combattre les troupes allemandes.
Thomas, c’était son prénom. Il venait de surgir, du fond de sa mémoire, un visage oublié. Celui de Thomas, poupon et bordé de cheveux si doux. Elle l’appelait son chérubin. « Si je ne peux veiller physiquement sur toi, ce petit ange le fera à ma place, jusqu’à mon retour », lui avait soufflé son jeune amoureux, en lui ajustant le pendentif autour du cou. « Et d’ici là, je veux que tu chantes, encore et encore. Je veux que tu me le promettes. Quelque soit l’endroit où je me trouve, je suis certain que je t’entendrai ».
Lucienne se souvint d’avoir beaucoup pleuré ce matin-là, lorsqu’elle avait regardé Thomas partir. Et le soir même, c’est pour lui qu’elle avait chanté. Mais dans la précipitation des changements de costume, la chaîne du pendentif s’était rompue et il s’en était fallu d’un rien qu’elle ne l’égare à jamais. C’est pourquoi, en rentrant chez elle, elle avait rangé précieusement ce bijou dans sa boîte à musique. Une manière de tenir sa promesse envers Thomas : l’ange continuerait d’entendre de la musique.
Les choses ont leurs secrets, les choses ont leurs légendes. Elle n’avait jamais pu savoir ce que Thomas était devenu. Entre lui, issu d’une famille noble, et elle, saltimbanque née en province, ça ne pouvait être qu’une amourette, une erreur de casting, même. Voilà ce que pensaient les parents du jeune homme, qui refusèrent de donner à Lucienne la moindre nouvelle et allèrent jusqu’à l’éconduire chaque fois qu’elle se présentait à la porte de leur
domaine.
Sans doute Thomas était-il tombé sous les balles ennemies. Elle ne le sut jamais. Mais il vivrait à travers l’une de ses chansons, qu’elle avait intitulée « Mon seul amour de femme ». Cette chanson resta dans l’ombre, comme ce vieux bijou dans le petit tiroir. La Libération, l’insouciance de l’après-guerre et la promesse avortée d’une grande tournée en Amérique du Nord eurent raison des derniers souvenirs de cet unique et impossible « amour d’antan ».
Le marteau se leva, dans la salle des ventes. Le panier d’osier dans lequel se trouvaient les dernières reliques de Lucienne avait créé une certaine effervescence et, sans que les enchères aient atteint des sommets, les voix des uns et des autres s’entremêlaient dans un certain brouhaha, que les « une fois »
et « deux fois » du commissaire-priseur ne surent apaiser.
Lucienne cria « Je prends, je rachète tout ça, ce que vous vendez là, c’est mon passé à moi ! ». Personne ne l’entendit, et le marteau retomba pour la troisième fois. « Adjugé, c’est vendu, on passe au lot suivant. » Elle resta là un long moment, prostrée, des larmes inondant ses joues ridées, le souffle court et les
membres tremblants. Elle revoyait soudain défiler son passé, et elle pleurait sa vie et ses souvenirs enfouis, dont le dernier, le plus beau sans doute, venait de lui échapper.
Il lui fallut se résoudre à quitter l’hôtel Drouot pour ne pas manquer son train, son dernier train. Celui qui l’éloignerait définitivement de ses folles années, de ses espoirs déchus comme de son ange soldat.
En sortant, elle serrait, du bout des doigts, le maigre butin de cette dernière vente, quelques billets froissés pour un passé perdu. Puis Lucienne disparut, sa silhouette s’estompa parmi la foule. Et personne ne sut jamais ce qu’elle était devenue.
Tout était organisé depuis quelques semaines, aucun retour n’était envisageable. Elle avait vu Paris, elle y avait vécu, puis elle y avait tout perdu. La déchéance avait été très lente, ponctuée de l’espoir de « se refaire la cerise », mais demain n’est jamais rien qu’un autre jour. Toujours le même, si l’on ne change aucune de ses habitudes. Sa petite gloire des folles années trente était loin, tellement loin. Aujourd’hui, plus personne, ou presque, ne se souvenait de Lucienne Valentin, qui avait pourtant côtoyé les plus grands, de Joséphine Baker à Maurice Chevalier.
Dans les paniers d’osier de la salle des ventes, un ami antiquaire lui avait conseillé de mettre aux enchères quelques effets personnels entreposés dans le secrétaire qui avait miraculeusement échappé aux huissiers. Selon lui, ces brocantes lui rapporteraient suffisamment d’argent pour solder ses dernières dettes.
« Je peux te faire une première estimation, Lucienne, si tu le désires », lui avait-il proposé. Mais elle n’avait pas souhaité en savoir davantage, elle lui faisait entièrement confiance.
Elle avait quitté la province pour la Ville des lumières à 20 ans, sans autre bagage que sa voix de diamant et son joli minois. Depuis, sa voix s’était flétrie de tant de cigarettes et de flûtes de champagne. Si sa jeunesse s’était irrémédiablement fanée, elle n’en gardait pas moins une allure superbe et digne, malgré le stress qui l’envahissait et qu’elle avait bien du mal à cacher.
Ses mains qui se nouaient, se dénouaient tremblantes en étaient témoin. Comme lors de sa toute première apparition publique, sur la scène d’un café-concert de Montmartre, elle avait affronté cette peur qui nous submerge, lorsque, aux yeux de tous, nous craignons de ne pas être à la hauteur. Lucienne Valentin avait su amorcer avec courage sa carrière. Elle saurait désormais y mettre un terme de la même manière : dans la dignité, on reste toujours la même personne, peu importe que ce soit la lumière ou l’ombre qui nous envahisse.
Dans la salle des ventes bourdonnait une foule fiévreuse et impatiente. Une foule qui lui rappelait probablement le public qui, autrefois, se pressait pour venir l’applaudir. Ce public volage lui préférait depuis longtemps de jeunes ambitieuses qui avaient fini par éteindre sur elle les derniers projecteurs.
Tout avait filé si vite : les petits succès d’estime, les espoirs déçus et l’argent éphémère, éparpillé aux quatre vents des besoins superficiels. Elle ne regrettait rien, non, rien de rien, comme jadis Édith Piaf, qu’elle avait bien connue. Rien si ce n’est de ne jamais avoir eu d’enfants. Elle avait été mariée, une fois. Avec un vieux producteur dépassé et lui aussi sans le sou. Ça n’avait pas duré longtemps, à l’échelle d’une vie : le temps d’une valse, guère plus.
La foule, donc, se précipitait ici, à Drouot, pour acheter comme pour revendre les trésors fabuleux d’un passé qui n’est plus. Ses trésors à elle, elle les gardait dans sa tête, comme dans son cœur. Et ce n’est pas cette boîte à musique en ivoire, toute magnifique qu’elle était, ou ce stylo-plume en or qui avait porté tant de paroles de chansons restées dans l’ombre qui la feraient changer d’avis : les richesses que l’on emporte dans sa tombe ne sont jamais matérielles. Bien sûr, elles ont leur histoire. Qui pourrait effectivement penser que ce briquet laqué de Chine avait allumé tant de flammes, au bout des lèvres d’artistes en vogue comme d’hommes politiques influents?
Pourtant, les choses nous parlent si nous savons entendre. Lorsque le commissaire-priseur décrivit le tout dernier objet, un frisson glacé parcourut l’échine de Lucienne. C’était un vieux bijou, dont elle avait oublié l’existence, caché dans le tiroir de la boîte à musique. Un petit pendentif portant un ange en or et serti de pierres fines. Le cadeau d’un jeune officier qu’elle avait fréquenté, quelques semaines à peine, avant que celui-ci ne rejoigne le front pour combattre les troupes allemandes.
Thomas, c’était son prénom. Il venait de surgir, du fond de sa mémoire, un visage oublié. Celui de Thomas, poupon et bordé de cheveux si doux. Elle l’appelait son chérubin. « Si je ne peux veiller physiquement sur toi, ce petit ange le fera à ma place, jusqu’à mon retour », lui avait soufflé son jeune amoureux, en lui ajustant le pendentif autour du cou. « Et d’ici là, je veux que tu chantes, encore et encore. Je veux que tu me le promettes. Quelque soit l’endroit où je me trouve, je suis certain que je t’entendrai ».
Lucienne se souvint d’avoir beaucoup pleuré ce matin-là, lorsqu’elle avait regardé Thomas partir. Et le soir même, c’est pour lui qu’elle avait chanté. Mais dans la précipitation des changements de costume, la chaîne du pendentif s’était rompue et il s’en était fallu d’un rien qu’elle ne l’égare à jamais. C’est pourquoi, en rentrant chez elle, elle avait rangé précieusement ce bijou dans sa boîte à musique. Une manière de tenir sa promesse envers Thomas : l’ange continuerait d’entendre de la musique.
Les choses ont leurs secrets, les choses ont leurs légendes. Elle n’avait jamais pu savoir ce que Thomas était devenu. Entre lui, issu d’une famille noble, et elle, saltimbanque née en province, ça ne pouvait être qu’une amourette, une erreur de casting, même. Voilà ce que pensaient les parents du jeune homme, qui refusèrent de donner à Lucienne la moindre nouvelle et allèrent jusqu’à l’éconduire chaque fois qu’elle se présentait à la porte de leur
domaine.
Sans doute Thomas était-il tombé sous les balles ennemies. Elle ne le sut jamais. Mais il vivrait à travers l’une de ses chansons, qu’elle avait intitulée « Mon seul amour de femme ». Cette chanson resta dans l’ombre, comme ce vieux bijou dans le petit tiroir. La Libération, l’insouciance de l’après-guerre et la promesse avortée d’une grande tournée en Amérique du Nord eurent raison des derniers souvenirs de cet unique et impossible « amour d’antan ».
Le marteau se leva, dans la salle des ventes. Le panier d’osier dans lequel se trouvaient les dernières reliques de Lucienne avait créé une certaine effervescence et, sans que les enchères aient atteint des sommets, les voix des uns et des autres s’entremêlaient dans un certain brouhaha, que les « une fois »
et « deux fois » du commissaire-priseur ne surent apaiser.
Lucienne cria « Je prends, je rachète tout ça, ce que vous vendez là, c’est mon passé à moi ! ». Personne ne l’entendit, et le marteau retomba pour la troisième fois. « Adjugé, c’est vendu, on passe au lot suivant. » Elle resta là un long moment, prostrée, des larmes inondant ses joues ridées, le souffle court et les
membres tremblants. Elle revoyait soudain défiler son passé, et elle pleurait sa vie et ses souvenirs enfouis, dont le dernier, le plus beau sans doute, venait de lui échapper.
Il lui fallut se résoudre à quitter l’hôtel Drouot pour ne pas manquer son train, son dernier train. Celui qui l’éloignerait définitivement de ses folles années, de ses espoirs déchus comme de son ange soldat.
En sortant, elle serrait, du bout des doigts, le maigre butin de cette dernière vente, quelques billets froissés pour un passé perdu. Puis Lucienne disparut, sa silhouette s’estompa parmi la foule. Et personne ne sut jamais ce qu’elle était devenue.
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06/07/2023 18:00
très joli, bravo